Après avoir considéré les phénomènes liés à la langue étrangère comme de potentielles problématiques liées à la migration (cf. articles précédents), penchons-nous maintenant sur l’école. Car se représenter soi-même, se projeter, et s’exprimer dans une langue étrangère ne pose pas seulement problème aux migrants, mais également à chaque personne qui fréquente, ou a fréquenté l’école. En effet, peu échappent à cette expérience parfois perturbante de la langue étrangère, souvent sous la forme de l’anxiété. Entrons donc maintenant dans la salle de classe.
L’acquisition d’une langue étrangère dépend largement de l’individu, avec des facteurs à la fois cognitifs et affectifs tels que l’anxiété, l’inhibition, l’estime de soi, la capacité à courir des risques, l’auto-efficacité, les styles d’apprentissage ou la motivation. Parmi ceux qui y font obstacle, le premier est l’anxiété. Il en existe deux types : l’anxiété facilitatrice et l’anxiété inhibitrice. Nous n’aborderons ici que cette dernière, qui empêche l’effort en vue de réaliser une tâche.
Certains chercheurs sont convaincus que le contexte d’apprentissage d’une langue étrangère crée une forme spécifique d’anxiété (Gardner, 1985). Elle ne doit donc pas être confondue avec l’anxiété généralisée, transférée à la situation d’apprentissage (Spielberger, 1983, cité par Tóth, 2008), ni avec l’anxiété spécifique à la situation – c’est-à-dire au moment où l’étudiant est face aux épreuves scolaires, ce qui serait une anxiété de performation (MacIntyre et Gardner, 1991).
„L’anxiété liée à l’utilisation d’une langue étrangère pourrait être définie comme une tension et une agitation. Elle est spécifiquement liée au contexte d’exposition à une langue étrangère, que ce soit en expression orale, en compréhension ou en apprentissage” (MacIntyre et Gardner, 1994, p. 284).
Cette anxiété, appelée en anglais foreign language anxiety (FLA), ou foreign language classroom anxiety (FLCA) pour insister sur le contexte scolaire, peut être divisée en trois éléments. Tout d’abord, le trouble de la communication se présente au moment où l’élève se rend compte qu’il ne possède pas un niveau suffisant pour s’exprimer de façon authentique. Cette situation inconfortable naît lorsque les apprenants cherchent à communiquer des idées élaborées à l’aide de ressources linguistiques insuffisantes : cela peut entamer leur estime d’eux-mêmes. Ensuite, il existe une anxiété lors de la communication orale, en raison du caractère public de la situation. De fait, le rapport au moi peut difficilement s’exprimer dans la langue cible, du moins au début. Le processus même d’apprentissage d’une langue étrangère fait que nous ne pouvons pas nous sentir nous-même en la parlant. Ceci est d’autant plus vrai chez les adolescents, qui désirent être acceptés par leurs pairs. En effet, plusieurs exemples montrent que même les élèves sachant bien prononcer la langue cible font parfois volontairement des productions incorrectes pour être perçus comme les autres. Ce phénomène, cristallisé dans le contexte scolaire, est aussi remarqué par Erickson (1968) qui évoque, comme mécanisme de défense des adolescents contre la diffusion de l’identité de l’autre, l’intolérance à l’altérité.
Enfin, MacIntyre et Gardner distingue un troisième élément : l’anxiété se nourrit également d’un aspect inhibiteur. Par exemple, même si l’élève fait énormément d’efforts en révisant et en se préparant à l’avance, son anxiété l’empêchera d’obtenir le résultat souhaité : cela donne l’impression que la situation n’est pas maîtrisable. Ce troisième élément est lié à la peur d’être critiqué par ses camarades, et surtout par le professeur. Il faut souligner encore une fois que chez les adolescents, le concept du soi est extrêmement fragile. Pour eux, les camarades et le groupe deviennent le nouveau point de référence concernant la construction d’eux-mêmes. D’où l’importance du professeur pour créer une atmosphère positive, qui sollicite des relations constructives entre élèves (Koch et Terrel, 1991, Gregersen, 2007).
Tous les aspects de la relation sont donc primordiaux : à la fois les processus interculturels, et les interactions dans la salle de classe, où il est nécessaire de prendre en compte les attitudes du professeur et l’établissement d’un climat de classe adéquat (Arnold, 2004). Arnold met aussi en lumière la situation spécifique des migrants et souligne la prise de conscience des difficultés rencontrées :
„une attention spéciale doit être portée au thème de l’estime de soi [lors] de l’enseignement d’une langue seconde à des migrants car, éloignés de leurs référents culturels et familiaux, ils peuvent ressentir une diminution de [la] sensation de compétence (…) qui fait partie de l’estime de soi et qui facilite les apprentissages” (ibid., p. 417).
Toutefois, l’anxiété liée à l’apprentissage d’une langue étrangère en classe ne se limite pas aux trois facteurs ci-dessus. En effet, s’y ajoute l’ensemble des perceptions de soi dans des contextes différents, des éléments affectifs et comportementaux, et des croyances et attitudes diverses (Gardner et MacIntyre, 1991). Pour leur part, Cohen et Norst (1989, p. 76 cités par Tóth, 2008) se concentrent sur le lien entre langue étrangère et identité. Pour eux, la langue et l’identité sont si étroitement liées qu’une attaque contre l’une a des conséquences particulièrement fortes sur l’autre. Guiora, de son côté, introduit la notion d’ego langagier : les élèves remarquent souvent qu’il se sentent altérés et qu’ils se comportent différemment quand ils s’expriment dans une langue étrangère (Guiora et Acton, 1979, p. 199). Rardin quant à lui, reprend la notion d’ego langagier et parle d’une angoisse existentielle, provoquée selon lui par l’apprentissage d’une langue étrangère :
„si j’apprends une nouvelle langue, je me perds. Je perds le moi [en anglais, self] que je connais et mon Moi [Self] n’existera plus” (Young, 1991, p. 168).
Beaucoup d’individus semblent confirmer cette théorie lorsque, de peur de perdre leur Self, ils conservent l’accent de leur langue maternelle, même après avoir vécu plusieurs années dans un pays dont ils maîtrisent parfaitement la langue.
Kontárné (2004) pour sa part, analyse les différences d’acquisition en bas âge, et chez l’adulte. Elle conclut que si l’inhibition est plus fréquente chez les deuxièmes, c’est parce que leur image d’eux-mêmes liée à la langue maternelle est plus construite que celle des enfants. De fait, les adultes ne renonçant pas facilement à leur accent expriment ainsi leur appartenance à leur groupe langagier. Les jeunes progressent donc plus vite en ce qui concerne la prononciation. L’accent en langue sollicite également les réflexions des psychanalystes. Ainsi, pour Kaes (1999, p. 47-48),
„l’accent n’est pas seulement l’une des émergences de la pulsion et du narcissisme dans l’acte de parole. Il témoigne des investissements engagés dans l’inflexion sur le mot, sur certaines syllabes. L’intonation se prend dans le rapport primitif d’identification à la mère parlante, plus largement à la sonorité du groupe primaire (…). L’accent dit l’origine, l’intime et le public, il suscite la honte ou la fierté, il déclenche l’attrait ou la répulsion : il est haï ou célébré. Dans un ensemble culturel donné, l’accent pourra prendre valeur de reconnaissance et renforcer le trait commun ou le trait distinctif : il contribue à soutenir le narcissisme des petites différences, confortant le trait identitaire (…). L’accent fonctionne ainsi comme repère identificatoire, signe de reconnaissance à l’intérieur de la communauté, et de distinction face à ce qui n’est pas la communauté”.
Chez les enfants bilingues, l’anxiété liée à l’apprentissage d’une langue étrangère est, en général, moins présente (Tallon, 2011). Etant donné qu’ils utilisent au moins deux langues dans des contextes différents, ils se projettent plus facilement dans une troisième, voire une quatrième langue. Or, chez les enfants migrants, le bilinguisme se complique en raison des enjeux de la transmission familiale (Bensekhar Bennhabi, 2010).
Finalement, peu importe le contexte : la langue étrangère fait écho chez l’individu, mais de façons nettement différentes. Toutefois, il ne suffit pas de parler une langue pour l’habiter.
Rédaction : Laura Tarafas, psychologue clinicienne (septembre 2012)
„The disparity between the true self as known to the language learner, and the more limited self as can be presented at any given moment in the foreign language would seem to distinguish foreign language anxiety from other academic anxieties.”
(Horwitz, Horwitz et Cope, 1986, p. 128)
Voir aussi l’article précédent : Parler pour s’exprimer : construction identitaire chez l’adolescent
Voir aussi l’article suivant : Langue officielle et migration.
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